Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition temporaire « Prédictions. Les artistes face à l’avenir » présentée : au monastère royal de Brou à Bourg-en-Bresse, du 30 mars au 23 juin 2024 ; à H2M – Espace d’art contemporain à Bourg-en-Bresse, du 13 avril au 28 juillet 2024 ; au musée Thomas Henry à Cherbourg-en-Cotentin, du 12 juillet au 16 octobre 2024.
Ce catalogue présente les artistes ayant participé à l'édition 7 de la Ronde autour de la thématique du fleuve. Pour celle-ci, j'ai réalisé une exposition intitulée "La traversée du Styx" au Musée Corneille qui proposait une relecture contemporaine de ce mythe. Une des bouées brodées - "Les couronnes" - présentées dans le musée fait par ailleurs la couverture du catalogue. Ami Barak, critique et commissaire d'exposition, a écrit le texte accompagnant mes réalisations.
En tant qu'artiste plasticienne, j'ai contribué au volume 2 du "Woman Journal" du collectif Woman Cave Collective. Pour ce numéro dédié aux rapports de force et à la cohabitation, j'ai proposé un article autour de la robe "Bashing" ainsi qu'un lexique d'insultes que je qualifierai de "symptomatiques" puisque, de par leur histoire et leur usage, elles sont révélatrices du système patriarcal dans lequel nous évoluons.
La plasticienne Céline Tuloup mobilise de multiples formes et techniques (installation, broderie,
céramique) et établit des mises en résonnance entre mythes, traditions populaires et enjeux
sociétaux. Mobilisant en priorité le textile, traditionnellement lié à la condition des femmes dans
l’espace domestique, Céline Tuloup le déplace sur le champ du politique et en fait l’instrument d’une
prise de parole publique.
L’artiste emprunte ici au mythe de la Traversée du Styx, fleuve que Charron a pour mission de faire
franchir aux défunts qui rejoignent le séjour des morts sur la rive opposée.
Dans le Four à pain, c’est avec une grande économie de moyens que la grande toile bleu nuit sur
laquelle se détachent deux silhouettes cernées du fil blanc de la brodeuse, charrie les réminiscences
mêlées d’un imaginaire commun : récits ouïs du fond des âges, tableaux connus en embuscade
(Patinier, Delacroix dans sa version dantesque), images captées en caméra thermique des chaînes
d’actualité télévisées… Et les flots de migrants avec la mer pour dernier linceul.
Sur la pelouse, Céline Tuloup poursuit sur le même thème. Les objets de céramique (appareil photo,
basket, game-boy, bob, ours en peluche, sac-banane) sont posés sur le plastique d’un canot
pneumatique. Pétrifiés dans la blancheur crue de notre honte, ils sont le tribut abandonné à la mer,
le prix payé pour la traversée fatale. Objets signes, b.a.ba d’une langue universelle, ils sont les icones
partagés d’une rive à l’autre par une même génération de jeunes gens plein de vie et d’espoir.
Attributs mondialisés, matérialisant les rêves d’une même jeunesse, ceux-ci sont fracassés dans
l’écume blanche du trépas.
Aux murs de la maison, les couronnes de crêpe noir de l’honneur dû aux morts… Objets votifs brodés
de fleurs par la main même de l’artiste, ils ont la délicate et fade impuissance des larmes. Sans
épaisseur, celle des apparences inutiles et sans souffle, la bouée n’a l’air que de ce qu’elle est, c’est-
à-dire dégonflée.
Dans le travail de Céline Tuloup, le transfert et la projection apparaissent comme la possibilité de régénérer le langage. Sous le prisme de la psychanalyse, d’une expérience de pensée déliée et ouverte,
l’artiste explore le non-dit et le lâcher du sens. Sa pratique protéiforme mêle la céramique, la peinture
et les techniques traditionnelles de l’artisanat féminin. Elle reproduit en broderie les planches du test
de Rorschach sur des tambourins en peau (Psychic circles, 2014), ou bien les silhouettes de migrants
sur des canots dans un réseau d’indices reliés chacun par des fils (Signes noirs, 2017). Céline Tuloup
crée ainsi les logiques de circulation de mémoires individuelles et collectives qui, déracinées, se chevauchent pour mettre en relief des espaces mentaux.
Dans la série "Les Pleurs de l’aube", le point de broderie s’éloigne de l’esthétique et devient message
scandé ruisselant sur un mouchoir de famille épinglé au mur. Entre poésie et accroche de film d’épouvante, la miniaturisation se fait l’étendard d’une expression revendiquée, qui figure à la fois l’intime
et l’usage expressif d’une parole universelle. Comme une nouvelle forme onirique et épique, la subversion du graffiti repéré dans l’espace citadin et déposé en relief sur le tissu déploie un message à
caractère métaphorique. Une subite métamorphose d’une expression familière en expression étrange
se réalise, et vice-versa. De nouveaux régimes d’intensités apparaissent alors dans la liaison de l’écriture et de son espace d’inscription. La rhétorique déclamative devient graphique et irréductible dans
les coulures d’un mouchoir de poche.
« Lors de la préparation de l’exposition La Femme à la bûche, je me suis rendue au 6b à l’atelier de Céline Tuloup en ayant en tête son installation de broderies Le Dîner en famille . Le caractère féminin de ses pièces correspondait bien au propos de l’exposition. Quand elle m’a montré son travail sur les tags, j’ai tout de suite aimé le contraste entre broderie et slogan et le rapport au temps qu’il engageait. Le titre de la série que l’on a choisi de présenter, Les pleurs de l’Aube, est très poétique. J’ai été sensible à cette idée d’une attente qu’il se produise un événement qui n’arrive pas, au geste du mouchoir que l’on met dans sa poche après avoir séché nos larmes. Ces pièces se rapprochent aussi des étendards. Ils en ont la légèreté mais aussi cette révolte au féminin. Le tag y est brodé sur l’endroit, mais l’on se rend compte en manipulant un mouchoir que l’envers revêt aussi un caractère très fort. J’ai tout de suite senti que cette série allait faire sens dans l’exposition. » Marie Gayet
Cela fait quelques années maintenant que la broderie est devenue mon médium privilégié. La broderie est venu assez simplement dans mon travail. Comme pour beaucoup de petites filles, j’ai appris la couture, la broderie et le canevas par ma mère. Après avoir développé un travail de dessin, cette activité de broderie m’est revenue. J’ai tout d’abord commencé par broder de petits motifs et désormais je compose des installations qui, comme Un dîner en famille, prennent beaucoup de place !
Complètement. Toutefois, même si cette question du féminin est importante pour moi, il n’y a pas dans mes réalisations de discours féministe à proprement parlé. J’y évoque plutôt la notion de transmission d’un savoir-faire mère-fille dans le cadre d’un espace familial. D’ailleurs le temps passé à broder est très long, il est propice à affirmer ce lien filial et surtout il est très agréable.
C’est justement ce qui me plaît vraiment en lui. En pratiquant la broderie, je participe à pérenniser un savoir-faire traditionnel car quelle que soit la taille de mes réalisations, rien n’est mécanisé, tout est fait à la main. J’aime aussi le fait que broder soit considéré, à la différence de la sculpture, de la peinture ou du dessin, comme une pratique mineure.
Mes premières broderies partaient de cette intention-là en effet. Pour Un dîner en famille, ma première grande installation, on retrouve complètement cette notion d’histoire. J’ai brodé toutes les taches d’une nappe en respectant l’échelle. Elle narre ainsi la succession des repas de famille, de moments partagés. Elle s’accompagne d’un ensemble de dix serviettes de table sur lesquelles j’ai brodé des tests de Rorschach. Cette pièce comporte une dimension psychologique qui porte notamment sur la question du « reste » et, à travers la tache, de ce qui est indélébile ou disparaît.
Cette nouvelle série relève toujours de l’intime car je pars d’une expérience personnelle qui tend vers le général. Le processus est le même que pour Le Dîner en famille qui finalement parle aussi un peu à tout le monde. Quand j’ai commencé le travail sur les mouchoirs, j’entrais dans une période où j’avais envie qu’il se produise un événement fort dans ma vie. À certains moments, nous voulons croire à un renversement, que tout soit chamboulé ! Bien entendu cela n’arrive pas et tout reprend comme avant. Les pleurs de l’Aube raconte ce moment où il ne s’est rien produit et que l’on remet tout ces espoirs dans notre poche comme on le fait d’un mouchoir.
C’est une façon d’en garder une mémoire d’autant plus que j’utilise des mouchoirs de famille qui ont tous des formes différentes et dont certains comportent déjà des initiales brodées. Le tissu a lui même une mémoire et d’une certaine manière, il se crée des couches de sens. Cette série marque aussi la volonté de constituer une collection.
Exactement. Dans le tag, il y a cette idée de vouloir bousculer ce qui est figé et établi, de crier un message à tout le monde. Par la broderie, ces mots partent aussi un peu de ma voix.
Je les choisis soit dans la rue, soit sur internet. J’en ai désormais toute une collection. J’opère ensuite un tri en fonction des messages pour ne garder que ceux dont le message est intemporel. Même si l’on perçoit chez certains une dimension politique comme « CRISIS » ou « ACAB », je préfère qu’ils ne soient pas en lien avec des événements trop précis. D’ailleurs, mon choix se porte majoritaire sur des tags en Anglais, une langue qui, tout en étant universelle, donne une certaine distance et un caractère un peu abstrait au terme. Mais au-delà du mot et de son sens, je suis attaché à la forme du motif, à ses coulures et à l’effacement de l’encre.
J’essaye toujours de reproduire les tags de la manière la plus réaliste possible en respectant leur couleur, leur dimension et même leur vieillissement. Je fais le choix du support en fonction de ces caractéristiques comme s’il s’opérait un transfert du mur au mouchoir. Par ce respect du motif initial, je veux rendre hommage à tous ces messages qui sont destinés à être effacés, c’est une façon de les pérenniser. Tout ce travail s’appuie sur une multitude d’antinomies. La rapidité d’exécution d’un tag et le temps très long pour exécuter une broderie, le côté public et le côté privé, la dureté du support mural et la souplesse du tissu, mais aussi le masculin et le féminin car la majorité des tagueurs sont des hommes. Comme pour un message, si ce qui est visible peut paraître parfois lisse, quand on le retourne on perçoit toute sa colère.
« Entre le motif du tag et la forme du mouchoir, se dessine toujours une histoire comme pour Ghost World brodé sur un tissu très fin on peut voir à travers qui répond bien à l’idée de fantomatique. Dans cette série, il y a vraiment une intelligence entre le motif et le support. » Marie Gayet
J’ai du mal à parler du lien entre le motif et la forme du mouchoir même si j’y réfléchis à chaque fois. Il y a une part d’inconscient dans les choix que je fais. L’idée de l’étendard est importante aussi pour moi. Je réfléchis en ce moment pour la suite de la série à accentuer ce lien faire avec le drapeau et la bannière.